Centenaire de la Khâgne de Lyon (15/XII/2001)

 

Discours de Gérard Collomb

au

Banquet de célébration du Centenaire de la Khâgne de Lyon

Assemblée générale de l’association

Khagna lugdunensis tribus veterum

Lycée du Parc – 1 Bd Anatole France

Lundi 15 décembre 2001 à 12h30

Monsieur le Proviseur (Monsieur HIVER)

Monsieur le Président de l’association (Monsieur Didier VOÏTA)

Mesdames et Messieurs les Professeurs

Mesdames et Messieurs de la tribus Veterum

Mesdames, Messieurs,

Chers amis,

Je voudrais en premier lieu vous remercier chaleureusement de votre invitation à ce banquet, en célébration du centenaire de la première Khâgne de Lyon, ou, plus exactement, de la création d’une chaire de rhétorique supérieure à l’usage d’Edouard Herriot

Je suis heureux, ému et fier d’être parmi vous à cette occasion.

Heureux de retrouver certains de mes camarades de promotion. Heureux de revenir dans ce lycée qui m’avait accueilli en lettre supérieure et pour mon stage d’agrégation, sous la direction de Monsieur Evieux, que je remercie pour son invitation et auquel je suis infiniment reconnaissant pour sa tutelle.

Ému de retrouver ces murs et les souvenirs qui leur sont attachés. Ému d’entendre, encore aujourd’hui, résonner la voix de mes professeurs, Messieurs Achille, Debidour, Rambaud. Particulièrement, je me souviens de la voix profonde, grave, enveloppante de celui que nous appelions familièrement et respectueusement le Boëhl, pour sa façon très personnelle de prononcer « terriboëhl », « détestaboëhl » : Jean Lacroix.

Fier d’avoir pu bénéficier de leur enseignement, de leur profond amour de leur métier. Véritables passeurs de liberté, d’intelligence, de culture et d’ouverture au monde et à l’autre. Reconnaissant envers tous les éveilleurs d’esprit et d’humanité qui ont fondé la réputation et l’honneur de la Khâgne de Lyon : d’Edouard Herriot, figure tutélaire, père fondateur, à Vladimir Jankélévitch, de Jean Guitton à Jean Lacroix, d’Henri Guillemin à Victor-Henri Debidour, de Lachièze-Rey à Pierre Jouguelet, de Joseph Hours à Alfred Rambaud, de Louis-Thomas Achille à vous, Mesdames et Messieurs.

Fier, et intimidé aussi, de la chance et de la joie de m’être assis aux mêmes bancs que Jacques Soustelle, Jean-Marie Domenach, Louis Althusser, Jean-François Revel, pour ceux qui me reviennent en mémoire.

Fier, enfin, d’exprimer, en tant qu’ancien élève et en tant que Maire de Lyon, mon profond attachement à l’enseignement de qualité et d’excellence dispensé au sein des classes de Khâgne.

Excellence qu’un autre Maire de Lyon, Edouard Herriot, a su insuffler dès l’origine à la classe de rhétorique supérieure. S’il a pris quelques libertés avec la vérité historique, en s’attribuant la création de la première Khâgne lyonnaise, on lui pardonnera cet écart au nom de la passion avec laquelle il a su animer sa charge. En effet, dès 1888, avait été créée au sein du Lycée Ampère, une rhétorique supérieure autonome préparant à la section Lettres de Normale. Toujours est-il qu’il a su donner à cette classe un nouveau départ et qu’il fut le premier professeur chargé officiellement d’une chaire de rhétorique supérieure en province.

La classe est désormais installée sur les rails de l’excellence, rien ne viendra jamais la dévoyer de ce chemin. Il faut rappeler que, dès son origine, la khâgne de Lyon accueille des personnalités très marquantes : Vernet, futur préfet de Tours, Delbos, plusieurs fois ministre de la IIIème république et bien sûr l’autre Edouard, fils d’un boulanger de Carpentras, futur adversaire et successeur de son maître à la Présidence du conseil : Daladier.

En 1898, sur l’initiative de Gailleton, le principe de la construction d’un nouveau lycée de garçons est adopté. Sa mise en service ne cessera d’être repoussée. Mais, après une bataille politico-administrative mémorable, Edouard Herriot parvient en 1908 à mettre en route ce chantier. Il considérera le lycée comme son œuvre. Neuf classes, dont cinq « classes préparatoires aux grandes écoles », s’installent dans les bâtiments donnant sur la rue Tronchet au mois d’octobre 1914. Les débuts de la khâgne dans ses nouveaux locaux sont évidemment rendus difficiles par le contexte. Il faudra attendre la fin de la guerre pour qu’elle trouve son plein essor, en devenant la première khâgne de province par son palmarès. Parmi les élèves on retiendra les noms d’Henri Guillemin, futur professeur de la khâgne du lycée du Parc, et de Jacques Soustelle.

Au cours des années 30, le succès de la khâgne lyonnaise se confirme, tandis que se succèdent des professeurs prestigieux, Vladimir Jankélévitch qui cédera sa place à Jean Guitton pour ne citer qu’eux. Ils ont tous les deux poussé au plus loin la réflexion sur le temps. Pour le premier, il a interrogé la temporalité dans nos rapports à la mort ou à l’imperceptible du presque rien.

Pour le second, ami de dieu, épris d’éternité, il était aussi ami des hommes. Interlocuteur privilégié de Bergson, de Heidegger, il aura cherché toute sa vie à distinguer le temporel de l’éternel, sans pour cela les dissocier, dans une méditation toujours recommencée et approfondie sur le temps. Méditation qui alimentera François Mitterrand au crépuscule de sa vie.

C’est peu de dire que la pensée de ces deux éminents philosophes marquera profondément l’esprit de la khâgne. Je crois que les rapports entre Guitton et Althusser sont exemplaires de l’attachement qui lie professeurs à élèves à la Khâgne de Lyon. Ces souvenirs ont été relatés par le professeur dans Un siècle, une vie et par le célèbre « caïman » dans L’avenir dure longtemps, dans lequel il écrira son admiration, sa dévotion pour Jean Guitton. Texte brûlant de celui qui revendique sa responsabilité jusque dans la folie. Responsabilité mystique qu’il a forgée et apprise au contact et dans l’amitié de son maître. Dans une lettre il lui écrit : « vous ne m’avez pas appris grand-chose, vous m’avez donné les clés. » Quel plus bel hommage ! nous pouvons tous le reprendre à notre compte.

C’est à la fin des années trente que vont arriver les figures légendaires que furent Joseph Hours et Jean Lacroix.

Permettez-moi d’insister quelques instants sur ce dernier, premièrement parce que j’ai eu l’honneur et la chance d’être son élève et ensuite, parce que Jean Lacroix a véritablement contribué à asseoir un nouvel humanisme qui continue de nourrir, je crois, ce qu’on pourrait appeler l’esprit lyonnais.

J’ai parlé tout à l’heure de sa voix. Elle lui conférait, par son inimitable phrasé, sourd et intense, une présence singulière qui nous enveloppait et nous faisait entrer en philosophie comme on entre en religion, portés par la grâce et la crainte. Sa voix elle-même était l’illustration concrète, incarnée de sa pensée : la présence de la personne dans son intégrité, corps et esprit donnés d’emblée.

Je me souviens — quel disciple ne se souvient pas du « signe de Lacroix » — de cette façon toute personnelle de se secouer l’oreille par-derrière avec le plat de la main. Je me souviens du sésame qui, systématiquement, annonçait la fin du cours : « sortez cinq minutes ». Je me souviens de sa position, lors des exposés, au fond de la classe, position propre à son assoupissement. L’exercice consistait pour nous à produire cinq minutes d’excellence, à attendre cinq minutes de patience rhétorique, avant de voir le maître plongé, jusqu’à la fin de l’exposé, dans un profond sommeil. Il s’était créé un personnage dont il jouait avec humour.

Je me souviens surtout d’être captivé par son intelligence, sa rigueur, son ouverture à tous les courants de pensée, de sa disponibilité à ses élèves, de sa profonde humanité dans laquelle plongeaient son engagement philosophique et sa fidélité à un personnalisme ouvert. Personnalisme qu’il a contribué à fonder au côté d’Emmanuel Mounier, avec les groupes et la revue Esprit.

Véritable pont entre tradition et modernité, foi et raison, catholicisme et socialisme, pensée et action, il vivait constamment cette dimension dialectique de la personne humaine spirituelle et incarnée. Cette personne qui ne peut trouver de sens à sa propre liberté que par la relation à l’autre. Cette personne qui est à la fois présence au monde, singularité radicale, relation et fragilité. La personne, comme sujet, n’est jamais un être déjà donné, en soi, mais un être à construire, à découvrir, à chercher, jusqu’à se rendre compte que l’on marche à ses côtés, jusqu’à l’apercevoir au détour, dans le visage, le témoignage de l’autre. Pour lui, dans l’évidence de la grâce de Dieu. Cheminer à la rencontre de l’humain est toujours « inouï », semble-t-il nous dire.

Cette éthique était le prolongement de sa façon d’envisager l’exercice philosophique. Il nous disait qu’il fallait « penser avec sa pensée tout entière, rester contemporain de sa pensée, penser non avec des idées claires, mais avec des idées éclaircies. »

Ce message nous défend contre le double écueil du totalitarisme et de l’atomisation de l’individu, en prônant à la fois, le cheminement vers son humanité propre, par le rapport à l’autre, et le cheminement vers la vérité par le doute. Un doute envisagé comme une énigmatique clarté fondatrice de la pensée, de la personne et de l’acte. Le doute comme expression la plus profonde de la liberté de l’esprit allié à la tempérance comme attitude de vie.

Ce message je l’ai toujours conservé comme un don, un héritage précieux auquel je me ressource. Vous savez, ma devise est « rien de trop », rien de trop dans les épreuves, rien de trop dans la prospérité.

Je me souviens de ces quelques vers d’Horace (liv. II, ode III, v. 1) qui recommandent non seulement cette égalité d’âme qui donne la constance dans le malheur, mais encore celle que la prospérité n’altère pas.

Æquam memento rebus in arduis

Servare mentem, non secus in bonis

Ab insolenti temperatam

Laetitia, moriture Delli !

(« Souviens-toi de garder dans les revers une âme toujours égale, et dans la prospérité ne t’enivre pas d’un fol orgueil, ô Dellius, toi qui dois mourir ! » )

Il faut avoir à l’esprit, toujours cette même ligne de conduite, savoir endosser autant l’honneur que la charge. Je crois que c’est le fond de toute responsabilité, politique ou éthique, et de toute autorité véritable.

 

Je dois à Jean Lacroix (MANET ALTA MENTE REPOSTUM dont le souvenir reste profondément gravé, VIRGILE, Énéide, liv. I, v. 26) et à l’ensemble de mes professeurs d’avoir choisi de consacrer mes recherches au stoïcisme. Je peux dire que mes études en lettre supérieure m’auront confirmé dans une discipline de vie qui me conduit encore aujourd’hui.

Je crois que tous ceux qui ont eu le privilège d’étudier dans cette khâgne de Lyon ont en partage ce même souci de l’homme, cette même nécessité intérieure de l’authenticité et de l’intégrité. « Un des rares endroits de la France, comme le disait Herriot, où l’on ait l’occasion de se montrer intelligent. »

Vous savez combien je suis attaché à conforter et à renforcer sur l’agglomération la qualité de l’enseignement et de la formation. L’excellence de notre enseignement supérieur, de nos grandes écoles, de nos classes préparatoires, de nos universités, de nos équipes de chercheurs et de professeurs, est un des plus grands atouts de Lyon.

Je crois profondément que cette excellence puise sa source dans l’esprit qui fut initié ici. Un esprit qui a toujours su allier et exercer performance intellectuelle et compétence d’intégrité et d’humanité. Un esprit qui a façonné l’identité de l’agglomération lyonnaise comme pôle de rayonnement d’un nouvel humanisme resituant la personne au cœur de l’engagement éthique et politique.

Permettez-moi, pour conclure, d’exprimer toute ma gratitude envers ceux qui savent, patiemment, humblement, former des générations d’étudiants à la force des idées, à la valeur de l’engagement, à l’attachement à la figure de l’homme.

Je l’exprime au nom des générations futures, de vos élèves actuels, de tous ceux qui furent et seront, de près ou de loin, éclairés par les lumières de la khâgne de Lyon.

Permettez-moi enfin de formuler le vœu que ces lumières continuent à éclairer le nouveau siècle de la Khâgne.