Jean-Yves Debreuille

 














Ah, ils ne sont pas gais, alignés dans la cour d’un lycée-caserne comme en construisit à profusion la troisième république. Garçons uniquement, 14 cravates sur 43. Premier sujet de dissertation, une phrase d’Alain : « C’est folie de vouloir former les jeunes gens avec des textes modernes ». Et en route pour un système de valeurs incontestable où Barrès était supérieur à Gide, Alain à Sartre, Giraudoux à Ionesco, Valéry à Aragon. Les cours étaient jaunes, les bouquins étaient vieux, les filles étaient fantasmées. Je me souviens du bonhomme Michard, en tournée d’inspection, sautillant au bord de l’estrade en nous expliquant la chance que nous avions d’étudier Beaumarchais sous la conduite d’un maître aussi pétillant. Peut-être se rêvait-il en Chérubin… L’ordre régnait, De Gaulle prouvait son inamovibilité, un archicube était premier ministre, que pouvait-on rêver de mieux ? Je ne connaissais pas encore – et pour cause ! – la poésie du XXe siècle, et c’est dommage, car Jean Follain avait très bien décrit notre état :

L’on sent notre corps qui se ruine

et pourtant sans trop de douleurs.

L’on se penche pour ramasser

quelque monnaie qui n’a plus cours

cependant que s’entendent au loin

des cris de fierté ou d’amour.

Au loin, pas tant que cela, il suffisait de gagner la faculté, que mai 68 allait effectivement remplir de cris divers. À nous les ivresses de la politique (gardons sur ce point un silence correct) et du savoir ! À nous Levi-Strauss, Foucault, Lacan, les nouveaux romanciers, Ionesco, Beckett, Bonnefoy, Jaccottet, tout ce qui existait et qu’on nous avait caché. Avec prudence toutefois : il y avait une agrégation de lettres classiques à passer, et comme jeune professeur, j’avais retrouvé au fond de ma classe le père Lagarde – l’alter de Michard – qui n’avait pas du tout trouvé que mes élèves avaient  de la chance d’étudier ce qu’ils étudiaient avec qui ils l’étudiaient. Qu’importe je compensais sur tous les plans, y compris en épousant Françoise, un de ces fruits défendus de l’hypokhâgne filles que nous interdisaient les sombres murailles du lycée Edouard Herriot.

Un résultat concret de mai 68, tout de même : voici qu’on pouvait entreprendre des thèses sur des écrivains encore vivants ! Voilà qui mettait fin à une schizophrénie d’origine alainienne et me permettait de ranger définitivement mes dictionnaires. Mon intérêt se porta sur ce que j’avais l’impression qu’on m’avait tout spécialement caché : la poésie française de la seconde moitié du XXe siècle. Je m’aperçus d’ailleurs assez vite qu’il y a quelques avantages à connaître ce que tout le monde ignore : je fus assez rapidement recruté à l’université. Pour le reste, j’étais secrétaire de la section Snesup, Mitterrand allait renverser la fatalité du pouvoir de droite, l’Association Française des Enseignants de Français jetait à bas, la vieille pédagogie, je dirigeais le service audio-visuel de l’université, j’avais deux fils, l’avenir était radieux.

Il convenait de l’envisager avec sérieux. J’ai soutenu en Sorbonne une des dernières thèses dans la Salle Louis Liard – elle est désormais réservée aux manifestations de prestige, ce qui est judicieux, car si les fresques sont superbes, les bancs sont fort durs. J’ai été nommé professeur à l’Université de Besançon, un de ces charmants vestiges de l’égalitarisme républicain dont le déclin est hélas inéluctable – le fait que l’on y vénérait Félix Gaffiot aurait dû m’alerter. Puis j’ai été nommé à l’IUFM de Lyon, alors naissant, pour y exercer les fonctions de directeur adjoint. Cela aurait pu être intéressant, mais les efforts conjugués des conservateurs de tout poil (je retrouvais en particulier mes chers inspecteurs généraux) ont abouti au fait que l’on avait le droit de tout réformer sauf des concours d’enseignement trentenaires. On apprécie aujourd’hui ce que produit un traitement à la hache faute d’avoir taillé à temps : pour l’heure, l’interdiction de traiter le « qu’apprendre » a conduit à se focaliser sur le « comment apprendre », et a abouti au concept niaiseux de « l’élève au centre du système éducatif ». Mieux valait un repli en bon ordre.

Il s’effectua à l’université Lyon2 où j’a fait un peu tous les métiers afférents : doyen de la Faculté des Lettres, directeur d’un Groupe de recherche CNRS, responsable du 3ème cycle. Cela m’a permis de participer à l’accueil à Lyon de l’École normale supérieure de Fontenay Saint-Cloud, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il fut richement doté, ce qui procura des conditions de travail tout à fait appréciables. Mais bien sûr, la fête est retombée, l’ENS Lettres s’est retournée vers sa compagne scientifique, les malheureuses universités se retrouvent bloquées par les grèves une partie de l’année, personne ne sait plus très bien qui il forme ni pourquoi. Il faudrait sans aucun doute refonder, mais planter à cet âge… Je me suis alors ressouvenu que j’avais toujours aimé les vacances…

… et la littérature. Dans ce domaine, je crains d’être un parasite définitif, ne produisant, en quantité de plus en plus abondante, que de l’écriture critique. Mais cela m’a amené à travailler au service de Gérard Collomb, puisque je suis secrétaire du Prix Kowalski, le prix de poésie de la Ville de Lyon, l’un des mieux dotés et d’une ancienneté maintenant respectable, puisqu’il est attribué depuis 1984. Je vais finir par être d’accord avec Alain.

Jean-Yves DEBREUILLE

(Le fruit défendu est au premier rang, 2ème à partir de la droite)