Jean-Pierre Delorme

 

RETOUR

Quelle heureuse et redoutable idée que celle de ces retrouvailles inattendues, 45 ans après! Comment ressortirons-nous de cet inévitable bilan? Que les camarades qui ont conçu le projet et œuvrent à sa réussite en soient pourtant vivement remerciés.

Puisqu'il faut parler un peu de soi, étant de nature peu encline à l'épanchement, je n'évoquerai qu'à grands traits une vie minuscule qui mena l'ado acnéique de 1965 à sa récente « jubilación » (le terme espagnol m'apparaissant beaucoup plus expressif, plus enthousiasmant que notre désespérant « retraite » pour qualifier cet exaltant sentiment de libération des chaînes de l'Education nationale (nationale pour combien de temps encore?) - enthousiasme toutefois tempéré sur certain plan quand il manque en fin de course quelques annuités et que s'impose une sage modération, ce μηδν γαν que, fidèle à sa formation classique, l'un des nôtres rappelait récemment, sur un tout autre sujet certes, dans une émission de télévision - .

Fils unique d'instituteurs, natif du Bourbonnais (Moulins et ses alentours) que je quittai en 1965 pour Lyon et son lycée du Parc, je vécus avec difficulté l'hypokhâgne, gâchée par des ennuis de santé inopinés : souvent fatigué, absent, coupé de la présence stimulante des camarades, je peinai à colmater les brèches (mais je rendrai toujours hommage à l'humanité d’un Pillard en premier lieu, ou d’un Achille qui ne me condamnèrent pas aussitôt) et je préférai l’année suivante, tirant ainsi un trait sur le rêve provincial de Normale Sup, poursuivre les études en fac, quai Claude Bernard, où, au fil des rentrées, j'eus le plaisir de retrouver quelques-uns d'entre vous avec qui se noua une solide amitié.

Après avoir traversé, bien perturbé (combien ne le furent-ils ?), la fin des années 1960 et nanti d'une maîtrise de Lettres classiques dont je ne savais que faire, je pris, pour souffler et me donner le temps de la réflexion, une sorte d’année sabbatique pendant laquelle je fus, sur les bords de l’Ain, enfin reconnu à ma juste valeur, puisqu’incorporé dans un régiment du Génie… De retour à la vie civile, mes recherches infructueuses m’amenèrent à conclure que mes études antérieures offraient bien peu d’issues autres que celle de l’enseignement. Les concours étant donc passés (Capes et Agrég.), marié, père d’une fille, je restai lyonnais pendant six ans, enseignant en collège à Saint-Etienne, puis à Caluire. Cédant à l'appel de ma terre bourbonnaise (toutes les aspirations soixante-huitardes n’étaient pas éteintes) et à des circonstances familiales, je revins dans l’Allier, à Vichy brièvement, puis à Moulins, où j’enseignai à des lycéens paisibles, et en majorité bien intentionnés, surtout les premières années, dans l’établissement même où j'avais fait mes études secondaires : soit, au total, 36 ans dans les mêmes lieux : quelle vie enivrante!

Depuis trois mois je goûte les délices paresseuses du petit pensionné. Grand-père de deux garçons, ayant refait ma vie depuis l’ère Eltsine avec une ressortissante russe de Saint-Pétersbourg, j’ai élargi mon horizon bourbonnais aux confins de la Néva. Je pourrais alors vous dire l’isba sous les neiges de Carélie, les pied-à-terre de Saint-Pétersbourg ou Moscou, la datcha de Iaroslavl, les expéditions à travers les immensités désertiques de Sibérie, la rencontre glaçante de l’ours blanc, les survols de l’Altaï, les monts diamantifères, la descente de la Léna, les accointances avec des potentats, les démêlés avec de bien petites gens, le séjour contraint en des lieux trop frais, les coups reçus et ceux que des amis sûrs ont su rendre, sans parler du charme blond des filles slaves, ou de la douceur des rivages de Sotchi (et, plus proche, de la folle ambiance des nuits de Courchevel !); mais tout cela serait une autre histoire que je réserve pour nos festivités du Centenaire…