Dominique Dufayard

 

En 1965, j’avais vécu une année enrichissante de préparation à l’Ecole des Chartes au Lycée Henri IV : latin à outrance et histoire médiévale bien sûr. Mais le jour où André Chamson, alors directeur de la Bibliothèque Nationale et des Archives, en nous faisant visiter les locaux, nous avait avoué que sa préoccupation essentielle était d’augmenter chaque année les kilomètres de rayonnage pour faire face à l’afflux de papiers de toute nature, je m’étais rendu compte brutalement que les manuscrits et autres documents poussiéreux n’étaient pas mon lot. Et que faire après cette année de prépa, sinon une autre prépa en province, au lycée du Parc, dont j’avais été un élève studieux en terminale ?

Ainsi cette année d’hypokhâgne était — pour moi seul — une seconde année, beaucoup plus confortable que la première puisque j’étais désormais externe, hébergé dans ma famille, familiarisé avec le rythme de travail, les exigences d’une prépa… et conscient de mes possibilités réelles.

Dès le début je savais que je n’avais pas le niveau pour aborder le concours avec quelques chances de succès. Et puis mon côté dilettante se manifestait déjà. Je souhaitais profiter des cours dispensés essentiellement pour m’enrichir, m’ouvrir intellectuellement, sans aucune idée de carrière ou d’utilité directe.

Parce qu’il était tout à l’opposé de mon caractère, Jean Pillard m’a beaucoup marqué, d’autant que l’année précédente avait sérieusement dopé mon latin. J’étais sensible à la précision de ses explications, à l’élégance de ses traductions, à la discrétion volontaire de ses commentaires. Par la suite je l’ai souvent rencontré, j’ai préparé les concours avec son aide et j’ai beaucoup échangé avec lui. Son humanisme discret, son élitisme républicain m’ont marqué plus que je ne le pensais alors.

Un mot sur Victor-Henry Debidour, aux yeux de qui je passais — à juste titre — pour un helléniste pitoyable, ce qui ne m’a pas empêché de me mettre au Grec méthodiquement quelques années plus tard. J’admirais ses traductions d’Aristophane : lui, si courtois, si province, où allait-il chercher ces jeux de mots, cette langue populaire ou crue qui rendait si exactement la verve du Comique grec ? Il est vrai que les critiques qu’il citait étaient dès cette époque « dépassés », qu’il négligeait certains auteurs auxquels il préférait Péguy. Mais il savait nous intéresser à l’histoire de l’Art, proposer des textes de toutes époques, sortir de sa spécialité. Et quand un certain après-midi le réveil a sonné, caché dans un placard situé dans mon dos, j’ai compris, à son seul regard, qu’il me pensait l’auteur de cette plaisanterie — ce dont j’ai été très mortifié.

À lire les textes publiés, je me suis rendu compte que certains rendaient hommage à M. Rambaud : un professeur que j’admirais sans réserve à cette époque — et encore actuellement — parce qu’il ne cédait pas aux modes ni aux dogmes. Mon propre père, qui était féru d’histoire, m’avait très tôt enseigné le scepticisme, la critique permanente et le refus des idéologies. Dans ce cours je retrouvais, s’agissant par exemple de l’URSS, de la Chine ou des causes de conflits mondiaux le même refus des simplifications et des grandiloquences. Même volonté de collecte des faits et d’examen personnel, même exigence de tenir pour douteux ce qui n’est pas certain. Je lui dois, sans doute, une évolution politique personnelle qui m’éloigne des extrêmes et de toute démagogie.

Quant à Jean Lacroix, je ne cache pas avoir été déçu. Je lisais dans le Monde ses chroniques philosophiques que j’admirais. Mais l’homme massif qui nous faisait cours avait vieilli et ne réussissait plus à communiquer son enthousiasme et ses élans.

On l’aura compris : les cours suivis cette année-là m’ont enrichi, donné des méthodes de travail et — privilège de la prépa — formé dans des domaines très littéraires très variés. Mes années suivantes à la Fac de Lyon ont été plus faciles — moins de travail et de contraintes — et plus ingrates : les enseignants me semblaient moins ouverts, trop spécialisés. J’ai retrouvé l’élan et l’ouverture dans les cours d’épigraphie grecque de Jean Pouilloux qui savait comme personne faire parler les pierres et revivre une humble épitaphe.

Un peu avant la Licence, par besoin financier, j’ai commencé à donner des cours de Latin et de Français, à mi-temps, aux Maristes. Et immédiatement j’ai été pris par une passion du métier qui ne m’a jamais quitté : enseigner, conseiller, transmettre. Aucun IUFM, aucune directive à cette époque… ce qui me convenait assez bien, puisque je me sentais complètement dans mon élément.

J’ai ainsi tout naturellement passé le Capes et préparé maîtrise et agrégation, sans douter de ma récente vocation. Première affectation au Lycée de Bellegarde, dans l’Ain, suivie deux ans plus tard d’un retour dans l’Est lyonnais.

Et au fil des années toujours le même plaisir d’expliquer les textes qui m’avaient ému, de faire réciter déclinaisons ou conjugaisons, de solliciter la réflexion des élèves à partir d’un ouvrage, d’une biographie. Les années se sont succédé : collège de Meyzieu, collège de Miribel… et en 1985, un tout autre horizon, un collège (encore) à Cagnes sur Mer, dans les Alpes Maritimes, autant dire le comté de Nice.

C’est qu’entre-temps j’avais vécu une autre aventure de façon intense et passionnée : la découverte puis la pratique intensive de la Voile, au Grand Large (Meyzieu), en haute mer ensuite comme moniteur d’école de croisière et skipper pendant les vacances. Une passion dévorante qui m’a rapidement amené à naviguer en Méditerranée occidentale, en Afrique, en Islande et à Saint Pierre et Miquelon — l’occasion à 32 ans de vivre un chavirage et un naufrage en plein Atlantique Nord, sur les bancs de Terre-neuve. L’adversité absolue en cette occasion dramatique m’a permis de me connaître mieux : j’avais résisté au froid, à la peur, au découragement, fait front, repris courage et route.

Et l’année suivante j’ai pu réaliser un rêve de gosse ou de professeur de Grec : mener depuis la France jusqu’en Grèce mon voilier sur les traces de Victor Bérard et donc d’Ulysse, atteindre Ithaque à l’aube « aux doigts de rose » en qualité de chef de bord. L’antique Odyssée homérique était mon présent !

J’ai, depuis, enchaîné les croisières lointaines, les expéditions, dans les pays du froid souvent, la dernière en date étant le passage du Nord-Ouest par la banquise, à la voile, au cours de l’été 2009.

À l’occasion d’une croisière en Irlande, j’ai rencontré celle qui est devenue ma (seconde) femme : une passionnée de mer, de montagne et d’opéra, médecin biologiste — virologue au CHU de Nice pour être précis : on aura fait le lien avec ma mutation méridionale.

Ma bonne ville de Lyon quittée, je me suis intéressé et bien vite passionné pour ce qui à cette époque n’était encore qu’en gestation : l’utilisation de l’ordinateur dans l’enseignement des Lettres. Ceci m’a valu d’inventer en 86, avec l’aval de ma hiérarchie et de l’Inspecteur d’Académie, une option Latin et Informatique en 6° — immédiatement plébiscitée par les parents d’élèves !

Et depuis cette époque, ce goût pour les TICE n’a pas faibli et m’occupe chaque année un peu plus : gravure de CD-ROM pédagogiques dès 1992, création du site Internet des Lettres de notre Académie, formation de collègues à ces méthodes : je suis Interlocuteur académique en Lettres/Nouvelles technologies depuis plus de quinze ans, ce qui m’a amené à définir, au niveau national, le cahier des charges de banques de textes sur Internet, de ressources numériques dans nos disciplines et à monter une expérimentation qui portera l’an prochain — ma dernière année — sur les manuels numériques.

Me voici désormais encore et toujours en collège, proche de mon domicile du bas de Cimiez à Nice, souvent au balcon pour contempler baie des Anges et « Mare Nostrum ». Toujours en activité cependant, « sur la brèche » pour paramétrer le logiciel de notes, le cahier de texte électronique, préparer la future formation continue des enseignants à distance sur Internet.

Et père d’un fils de 38 ans qui a fait de « bonnes études », suivi sa prépa au Lycée du Parc, intégré « en carré » l’école d’Agronomie de Toulouse… et quelques années plus tard quitté cette carrière toute tracée pour courir l’Amérique du Sud à pieds pendant trois ans et revenir en défenseur de la planète, des forêts menacées puis créateur artisanal de bijoux élaborés à partir de graines végétales et conférencier. Son premier ouvrage — sur les graines et leur utilisation par l’homme — sort dans quelques jours. Il semble que le suivant soit déjà en chantier !