Jacques Dumarest

 

RETOUR


L’hypokhâgne : découverte émerveillée d’une grande ville,  de professeurs hors pair et d’une pléiade de condisciples tous originaux et prometteurs ! Elle fut pour moi la première étape d’un parcours qui m’a mené à l’agrégation, sans passer par la rue d’Ulm. Aucun de mes ascendants,  paysans de Haute-Savoie, n’ayant jamais fréquenté le lycée ni à plus forte raison l’Université, j’étais pleinement conscient de ma chance, et j’ai vécu mes années d’études dans une certaine euphorie.

Après l’année de stage, au lycée Saint-Exupéry, à la Croix-Rousse, j’ai choisi de partir coopérer au Caire. Deux années colorées et riches en expériences, – c’était l’époque de la guerre dite de Kippour, un grand tournant psychologique de l’Égypte post-nassérienne, – des fréquentations cosmopolites, amis algériens, yougoslaves (du Kosovo : on ne disait pas encore kosovars). Il m’en est resté un goût persistant des pays arabes et de leur langue, cultivée en amateur  et… une fille italo-française, que je n’avais pas demandée mais que j’ai acceptée quand elle est venue. Elle fait maintenant pleinement partie de ma famille.

J’ai poursuivi un travail de coopération pendant douze ans à Tunis, où j’enseignais la grammaire et la linguistique françaises à la Faculté des Lettres. J’ai apprécié le contact avec les Tunisiens, étudiants et collègues. D’autre part, n’ayant pas trouvé de compagne sur les bancs de la faculté, il me fallut chercher plus longtemps, non sans quelques tâtonnements. Enfin, une parisienne transplantée à Grenoble et que j’avais rencontrée trois ans plus tôt sur un sentier du Yemen vint  s’installer chez moi à Tunis : la cohabitation allège les factures de téléphone et le budget des voyages en avion. Nos deux premiers enfants, fille et garçon, ont vu le jour à Tunis, et, mariés depuis cette époque, nous le sommes encore aujourd’hui, et j’en remercie le Ciel.

Lorsqu’il s’est agi de rentrer en France, nous avons tout naturellement choisi Grenoble, où mon épouse avait déjà des repères professionnels. Notre troisième enfant, une fille, est né peu après notre retour. J’ai pour ma part entamé une autre phase professionnelle avec les élèves de lycée, public plus difficile que celui que j’avais connu jusqu’alors. Après une dizaine d’années dans divers établissements, j’ai finalement été affecté au lycée Champollion, avec une partie importante de mon service en classes préparatoires scientifiques, pour la discipline intitulée « Français-philosophie ». Travail lourd, mais stimulant. J’ai vraiment aimé ce travail, il m’a beaucoup enrichi intellectuellement, mais il m’a aussi pas mal fatigué, et j’ai été bien aise d’accéder dès 2007 au statut de professeur honoraire.

Ensuite, pour entamer une retraite active et fructueuse, nous avons  planifié, mon épouse et moi, un séjour aux États-Unis : tandis qu’elle enseigne le français dans un College de Pennsylvanie qu’elle connaissait déjà, je bénéficie grâce à elle des avantages concédés au conjoint (« spouse »). C’est ainsi que j’ai eu l’occasion de passer une première année universitaire en 2007-2008, et une seconde maintenant, en 2009-2010, dans ce College qui m’est si cher. Petit par le nombre d’étudiants, mais à faire pâlir de jalousie toutes nos universités ! J’y mène une existence nonchalamment studieuse qui me convient à merveille, côtoyant quelques professeurs, dont plusieurs sont des amis, et des jouvenceaux travailleurs et doués : je m’initie à la langue de Goethe, j’approfondis l’étude de l’hébreu biblique à laquelle je m’applique depuis quelques années, et bien sûr je m’attache à découvrir le mieux possible ce pays et sa société.

Mais ceci n’est que temporaire, ma vie est à Grenoble. Dans cette ville, on peut me croiser par exemple à l’UIAD (Université inter-Âges du Dauphiné : j’y suis enseignant et étudiant),  au CTM (Centre théologique de Meylan), à l’École de la Paix, où j’ai l’intention de m’investir davantage encore. Évidemment j’ai aussi quelques loisirs de pure détente ! Et si je ne cultive pas encore l’art hugolien d’être grand-père, j’espère que ce temps viendra dans un avenir pas trop lointain.

Pour ce qui est de mes travaux imprimés, fort modestes, j’ai collaboré à la traduction des deux premiers volumes de Fabri (Les errances de Frère Félix en Terre Sainte, en Arabie, en Égypte, Presses universitaires de Montpellier, 2000 et 2003). Ce dominicain allemand a rédigé en latin pour ses confrères un compte rendu très détaillé, plein d’érudition et de verve,  de ses deux pèlerinages en Terre sainte (1480 et 1483). Très connu en Allemagne et Angleterre, il ne l’était guère en France, d’où l’intérêt d’une édition bilingue et annotée, qui n’existait nulle part. Voilà le genre de travail qui correspondait bien à mes aptitudes et à mes goûts.

Et maintenant sachez, mes chers camarades, que même ceux d’entre vous que je n’ai pas revus depuis plus de quarante ans ne sont pas sortis de mon esprit, tant il est vrai que l’on n’est pas formé par ses seuls professeurs, mais par ses condisciples presque tout autant. Quant à nos « maistres » d’hypokhâgne, leur souvenir m’est toujours revenu à l’esprit de façon privilégiée, avec un petit sourire in petto, chaque fois qu’un texte ou une référence s’y prêtait, – très souvent pour un professeur de lettres ! Sur le plan personnel, j’avais pris l’habitude dans les années 70 de rendre visite à Achille chaque été dans sa petite maison de vacances familiales de Frangy, Haute-Savoie. Il m’était arrivé aussi quelquefois de frapper à la porte de Pillard, rue Fénelon, pour une visite d’un quart d’heure, la dernière fois en 1971 ou 72… Je regrette de ne pas lui avoir fait signe dans sa retraite drômoise, mais quoi ! quand on a trente ans, ou quarante ans, même si on a quelque envie sporadique de renouer un contact avec son vieux maître, on ne prend pas toujours le temps de le faire.  Et on a tort !

Avant de prendre congé de vous, en écrivant ces lignes, je voudrais dire combien je suis navré de ne pouvoir être parmi vous le 3 avril, – mais je savais dès le début que je ne pourrais pas : prévoyons déjà une autre réunion du même genre à l’avenir ! Et je voudrais surtout remercier vivement Yann Richard, qui a su organiser ces retrouvailles lyonnaises et nous secouer gentiment pour nous faire écrire ces notices, grâce auxquelles nous refaisons connaissance les uns avec les autres.


Jacques Dumarest,

Swarthmore (Pennsylvanie),

20 février 2010

 

Voir également l’hommage de J. Dumarest à Benoît Fauvergue