Alain Guerreau

 

J’écris de Berlin, où j’enseigne à la Humboldt-Universität comme professeur-invité durant le semestre d’hiver. Que dire sur les quarante-quatre années qui me séparent du 28 février 1966 ?


Cette année scolaire 65-66 fut un des moments les plus heureux et les plus féconds de mon existence. J’échappais à un milieu familial que je ne supportais plus et me trouvais en compagnie de jeunes gens de mon âge qui partageaient les mêmes valeurs, celles qui fondent l’estime de soi sur la participation aux parties les plus nobles de l’héritage culturel. Discussions abstraites ou lectures de poésies, la plupart d’entre nous n’étaient pas loin d’y voir un idéal de vie ; idéal d’ailleurs moins désincarné qu’on pourrait le croire : ce fut aussi en 1965 que j’adhérais à l’UNEF pour la première fois, premier pas d’une longue vie de militant de base.

Les cinq professeurs chargés de notre instruction étaient, eux aussi, bien distincts les uns des autres. Ackermann était un brave homme, il était seulement chargé de nous apprendre à commenter un « poème lyrique » allemand selon les règles de la rhétorique... Lacroix m’impressionnait comme il impressionnait presque tout le monde, il m’a fallu bien longtemps pour m’en remettre et découvrir qu’on peut se livrer à la réflexion abstraite sans sombrer dans les bons sentiments. Debidour énervait, et je me souviens de sa réaction outrée un (mercredi ?) soir à 17h, entendant un réveil sonner dans un placard du fond de la salle, ingénieusement placé là par l’ami Yann. Mais c’est aussi à lui que je dois d’avoir découvert précocement que « la Budé » n’est pas l’évangile, et qu’il y a des contresens dans la traduction de Thucydide par un membre de l’Institut. Pillard était un enseignant exceptionnel : l’esprit simple et clair, tout avec lui semblait aller de soi, il m’a vraiment appris « le » latin. Mais c’est à Rambaud que je dois le plus : après des années de lycée absurdes, où je m’obstinais à vouloir « faire de l’histoire » en dépit de cours assommants qui n’étaient que kyrielles de récits sans queue ni tête, il nous présentait les choses d’une manière qui les rendait cohérentes (au moins en apparence) ; du coup, la « disserte » elle-même prenait un aspect logique ; je ne saurais assez dire que c’est cet élan initial qui m’a permis de franchir ultérieurement sans trop d’encombres diverses épreuves chronométrées...

Si j’avais la place, j’évoquerais une multitude d’autres aspects qui me reviennent en mémoire : les contraintes de la « boîte à tiquets » qui contrôlait les sorties des internes, les jeudis après-midi en ville, les « interkhagnales », les séances d’instruction religieuse sous la houlette d’un bon jésuite (dont on me rappelera le nom, je l’espère), qui nous commentait doctement la constitution conciliaire « de ecclesia » (qui figure toujours sur mes rayons, et que j’ai relue récemment avec un intense amusement, après quarante années de travail en histoire médiévale...). Bien entendu, je n’aurais garde d’oublier que j’étais Z, et que cela m’amusait follement ! (mes bons rapports avec Cuvelier, le surgé, m’ont tout de même permis de faire profiter pas mal de camarades d’entorses aux règles de déclaration de sortie).

Mon père, qui était passé au début des années 30 par l’École normale d’instituteurs de Mâcon, m’avait inculqué la primauté des valeurs intellectuelles. L’hypokhâgne fut le moment où cette phase initiale fut définitivement scellée ; certes, les références de la majorité de nos maîtres n’étaient pas spécialement progressistes, mais tous, il me semble, admettaient la diversité, et surtout tendaient à nous donner en modèle le principe de la discussion réglée, fondée sur la supériorité indiscutée de l’argument clair et contrôlable et le rejet de l’argument d’autorité. En dépit de certaines de leurs convictions, et de leur rhétorique plus ou moins élaborée, ils nous transmettaient, pour la plupart sans le savoir, l’héritage des philosophes des Lumières, revu et corrigé par Renan. Pour ma part, j’ai toujours préféré Diderot, et Marx, qui fut celui qui poussa le plus loin les conséquences de ces prémisses. Je réexamine de temps à autres ce système de valeurs, mais la réflexion comme d’ailleurs les événements réduisent à chaque fois la part de doutes qui peut subsister.


Suivirent d’abord une douzaine d’années de formation. Après une année terne à Henri-IV, je fus reçu major au concours de l’École des Chartes. D’où s’ensuivirent quatre années d’apprentissage dans cet établissement (les « sciences auxiliaires de l’histoire ») ; l’avantage était d’être à Paris, et fonctionnaire-stagiaire ; j’en profitais pour suivre ce qui se trouvait de mieux alors en matière d’histoire du Moyen-Age, Le Goff surtout, mais aussi Guénée, Favier, puis Duby et plus tard Toubert. J’avais juste vingt ans en mai 68, au Quartier Latin, et le souvenir qui m’en est resté est celui d’une vaste partie de rigolade, des interminables défilés dans Paris en chantant l’Internationale, et des solides casse-croûte au milieu. J’eus le temps de m’apercevoir que les carrières de conservateur, auxquelles je me destinais d’abord, ne correspondaient pas du tout à l’image que je m’en étais faite, et pour y échapper, au sortir de l’École, je passais l’agrégation d’histoire, ce qui me valut plusieurs années dans les collèges et lycées de la banlieue (utile expérience). Par la plus grande chance, je fis connaissance en 1971 d’une toute jeune consoeur, Anita Jalabert, avec qui je décidais bientôt de partager mon existence : le choix était sans doute bon, puisqu’il a tenu sans changement jusqu’à aujourd’hui ! Notre fille, Isabelle, qui a fait ses études en Allemagne, effectue le stage à l’issue duquel elle doit être nommée archiviste d’État aux Archives de Basse-Saxe.

A partir de 1973, je décidais de mettre en pratique la directive de Jacques Le Goff, qui estimait que l’anthropologie était l’avenir de l’histoire médiévale ; nouvelle formation, choix du « domaine arabe » ; formation achevée par un séjour de presque un an à Bagdad en 1976.

Finalement, je postulais un poste de chercheur au CNRS, que j’obtins en 1978 (en même temps d’ailleurs qu’Anita) ; à partir de là, ce n’est plus qu’un « long fleuve tranquille », celui de la recherche tous azimuths sur la civilisation médiévale « aux mille feux », qui n’a pas cessé de m’occuper depuis, et que je poursuivrai probablement tant que j’en aurai les capacités. Le champ est infiniment vaste et les rengaines des discours universitaires ne laissent pas imaginer, de l’extérieur, la richesse de la documentation jamais explorée, non plus que les étonnantes possibilités ouvertes par l’apparition d’un nouveau « système technique » que nous avons vu naître sous nos yeux. [ici, c’est la partie publique de mon activité, vous trouverez facilement de la doc ailleurs...]


Anita ayant été nommée en 2001 directrice de l’École des Chartes, je m’y suis retrouvé professeur de 2002 à 2007 : l’incroyable décalage entre ce que nous étions et les étudiants que j’avais sous les yeux m’a fait prendre conscience de l’illusion idéaliste du « point de vue abstrait (= intemporel) » : nous sommes bien dans l’histoire, une histoire qui chamboule les structures peut-être plus que ne l’avaient fait les événements violents de la première moitié du 20e siècle. Ce qui devrait m’amener à traiter le sujet recuit « permanence et changements dans... ». Je vous en fais grâce !