Jean-Claude Larrat

 


Moi, j’ai une excuse. Le jury avait-il forcé sur le beaujolais ? Une secrétaire s’est elle trompée de ligne en recopiant les noms ? Toujours est-il qu’on m’a décerné, en 1964, le deuxième prix de français au Concours Général... et qu’on m’a ainsi laissé croire que je pourrais préparer l’ENS Ulm.

J’ai quand même hésité encore pendant un an, en terminale math’élem. Mais dès les premiers mois d’HK, l’erreur d’orientation fut évidente. On aurait pu s’en douter : il n’y avait aucun prof dans ma famille, aucun archiviste paléographe, aucun magistrat, aucun évêque, ni rien d’approchant. Débarquant en HK, je fus sidéré de découvrir une culture littéraire toute pétrie de sagesse catholique un peu rance et comme venue, via Fourvière, d’une vieille France provinciale et mythologique. Rien de commun avec ce qu’on m’avait montré dans les classes précédentes (les Lumières, les Romantiques, la littérature engagée…). Je me sentis aussi très vite coupable d’être dépourvu de cette fine sensibilité littéraire acquise par imprégnation (mais où ? mais quand ? mais comment ?) et dédaigneuse de toute méthode. Coupable aussi d’ignorer presque tout de l’histoire de la philosophie – souvent méprisée, certes, des vrais philosophes, sauf quand ils corrigent les dissertations. Du coup, je cherchais consolation du côté de maître Pillard, discret et rigoureux technicien du latin classique. Je fus très intéressé aussi par le chapitre « histoire des idées sociales » du cours d’histoire – chapitre qui devait disparaître du programme du concours dès l’année suivante…

Cela dit, une fois l’erreur commise, il fallut l’assumer. Un mélange d’inertie et d’obstination paysanne me conduisit quand même péniblement à l’ENS Ulm (1969), puis à l’agrégation de lettres classiques (1972).

Mon père, fils d’un ouvrier cheminot de Quincieux (Rhône), était devenu, par promotion interne, directeur de la Caisse d’Assurance Maladie de Lyon. Comment aurait-il pu imaginer que l’entrée de son fils « Rue d’Ulm » lui ferait prendre l’ascenseur social en sens inverse ? Car cette « voie royale », comme disaient encore nos bons maîtres, déboucha royalement sur le lycée – collège de Melun (77), petite préfecture intermédiaire entre la province et la banlieue. Ce lycée « Jacques Amyot » n’avait qu’une très lointaine ressemblance avec le lycée du Parc où j’avais fait toutes mes études secondaires. « Il vous faudra un ou deux ans de patience avant l’université » m’avait alors dit paternellement mon directeur de thèse, à Paris 7. Quinze ans plus tard, j’étais encore dans ce même lycée, essayant, comme mes collègues, d’enseigner un peu de grammaire et d’orthographe ainsi que quelques rudiments de politesse petite bourgeoise, arc-bouté sur la seule vraie motivation des lycéen(ne)s (ne jamais croire ceux qui affirment lyriquement qu’il y en a d’autres, que leurs enfants à eux, en tout cas, etc.) : obtenir une note acceptable à l’épreuve anticipée de français. Pour le reste, voir l’excellente BD Profs (en 12 tomes, déjà), assez fidèle à la réalité que j’ai connue.


Ma thèse enfin achevée (sur la littérature selon Malraux, une petite revanche sur la tradition cléricale), en 1991, j’obtins le privilège d’aller former, à Grenoble 3 et à l’IUFM, les futurs enseignants des lycées et collèges. Aucun rapport entre ces nouvelles fonctions et le sujet de ma thèse, bien sûr (qui s’en étonnerait ?), mais j’eus la surprise de constater que parmi tous les pédagogues en folie au milieu desquels je me trouvai plongé, j’étais le seul à avoir une expérience significative de l’enseignement réel, devant des classes réelles – ce qui fit de moi (au début, du moins) un objet de risée… Comme mes malheureux étudiants ne pouvaient plus revenir en arrière, je faisais tout mon possible pour leur cacher qu’ils (elles, plutôt) allaient s’embarquer sur une nef des fous, un système « out of control », plus irréformable encore (la preuve est faite) que l’ex-Armée Rouge, bref, dans ce vertige catastrophique qu’on appelle, en France, par une double antiphrase : l’« Education Nationale ».

En 1997, à la faveur d’une magouille complètement ratée par ses instigateurs, j’ai obtenu, par surprise, un poste de professeur à l’université de Caen, dans une Basse-Normandie où je n’avais jamais mis les pieds auparavant (sauf pour l’audition) et ne connaissais personne. J’y suis encore, attendant – impatiemment cette fois - la retraite qui me permettra peut-être de retrouver le plateau ardéchois de mes ancêtres maternels.

Mais, allons, voyons le bon côté des choses ! Une épouse idéale, Sévrienne et agrégée des lettres, actuellement prof d’HK à Paris mais qui a accepté avec une admirable patience de partager mon sort et mon humeur noire, à Melun, puis à Grenoble. Deux filles, l’une virologue au CHU de Grenoble, l’autre qui vient de terminer ses études d’ingénieur agronome, à Bordeaux, et qui a cru les journalistes affirmant qu’il allait y avoir des tas et des tas d’emplois dans les métiers de l’environnement. Un petit fils de deux ans à Grenoble, tout à fait bien élevé, jusqu’à présent.

Pour résumer, après Lyon, quitté définitivement en 1969, j’ai donc successivement habité Paris, puis Arcueil (94), puis Orléans (45) - pendant mon service militaire comme chef de peloton au 2ème Régiment de Hussards, puis, longtemps, Melun (77), puis Grenoble (38), puis Bry-sur-Marne (94), puis Paris (75), d’où je gagne Caen (14), chaque semaine. Autant dire que je me sens plus Montagnard que Girondin et que je n’aime pas beaucoup entendre le vieux slogan des années 1970 – 1990 : « travailler au pays ! »…


  1. *Parmi mes (rares) publications, une seule est, peut-être, lisible : André Malraux, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche », 2001.