Alain Rouveret

 

Nous aurions dû le savoir. Le terme officiel n’était pas hypokhâgne, mais « lettres supérieures ». Or c’était exactement cela, une classe de lettres, majoritairement composée de bons élèves, proposant un enseignement de philosophie à côté des autres disciplines humanistes. Pourquoi dans ce cas avoir attendu autre chose que ce que cette classe et ses enseignants (hors pair) pouvaient nous donner ? Sur ce point, les illusions ont vite été dissipées. Le niveau requis était évidemment beaucoup plus élevé que dans une classe de première de lycée de province, comme celle d’où je venais, mais, touchant les savoirs eux-mêmes et leur mode de transmission, la coupure avec ce que nous avions connu auparavant n’était pas considérable. J’ajoute que certains parmi nous se trouvaient en total porte-à-faux avec la culture littéraire qui nous était dispensée, un peu confite, aimantée par la quête de la spiritualité, impressionniste en diable et bavarde (l’un de nous, qui se reconnaîtra, parlait de « mousse d’idées »). Je n’ai pas souvenir d’avoir entendu prononcer une seule fois les noms de Proust et de Malraux, au cours de cette année-là, alors que ceux de Rivarol, de Léon Bloy, de Barrès (opposé à Gide dont l’ « abaissement moral » était complaisamment souligné) sont vite devenus familiers. Parmi les critiques, qu’évidemment nous ne devions pas lire, pour rester en prise directe avec la beauté incandescente des œuvres, Thierry Maulnier, Maurice Bardèche, Albert Thibaudet étaient souvent sollicités (alors que circulaient dans les thurnes les livres de Roland Barthes, Jean-Pierre Richard, Michel Butor, Maurice Blanchot...). La modernité avait de la peine à franchir les lourdes portes du Lycée du Parc, alors qu’elle vibrait hors les murs.

Mais cela n’était pas vrai de tous les enseignements que nous recevions. Celui de Jean Pillard était intemporel. Jean Lacroix, qui, dans son feuilleton du Monde, rendait compte des publications récentes en philosophie, était passionné par les idées neuves et nous transmettait cette passion. Je me souviens qu’il nous avait parlé du livre de Foucault, Les mots et les choses. Je me souviens aussi d’un cours sur le langage et la linguistique, d’où il ressortait clairement que cette dernière n’avait qu’un très lointain rapport avec cette discipline poussiéreuse et étriquée que l’on appelle la grammaire. Ce cours a, pour une part, décidé de mon orientation.

Après les années d’École Normale et l’agrégation, je me suis en effet doté d’une formation en linguistique générale, discipline qui n’était pas représentée à l’Ecole, me trouvant confronté à un milieu scientifique (ou du moins, se prétendant tel) exigeant, réunissant des mathématiciens, des informaticiens et des savants pour qui les langues rares n’avaient pas de secret. Après une année passée à Cambridge aux États-Unis, à Harvard et au MIT, où j’ai pu rencontrer les grands linguistes du siècle dernier, Roman Jakobson, Noam Chomsky, j’ai eu la grande chance d’obtenir un poste d’assistant à l’Université de Vincennes (Paris-8). J’y suis resté 28 ans. Expérience très riche, souvent ingrate, mais toujours exaltante, qui m’a permis de rencontrer des esprits originaux et inventifs, parfois brillantissimes, étudiants originaires de tous les pays du monde, qui, pas plus que mes collègues américains, n’avaient la moindre idée de ce qu’étaient la khâgne et l’agrégation. Par certains aspects, Vincennes était une poubelle, puisque s’y rencontraient des étudiants qui, pour une raison ou pour une autre, ne pouvaient accéder au système universitaire traditionnel, mais c’était une poubelle où, en fouillant un peu, l’on trouvait parfois des perles véritables. Pendant ces années, j’ai eu l’occasion de faire des expérience pédagogiques intéressantes, comme, par exemple, tenter de faire lire, en un semestre, une pièce de Plaute à des étudiants formés à la linguistique, mais sans aucune connaissance préalable du latin. Depuis une dizaine d’années, j’enseigne à l’Université Paris-Diderot, l’ancienne Paris-7, aujourd’hui sur le nouveau site Paris-Rive Gauche. 

Pendant mon séjour au Lycée du Parc, je me suis souvent promis de ne jamais « embellir » cette période qui a été pour moi difficile – les rigueurs de l’internat, un bizutage antipathique,  n’y étaient pas étrangers –, n’étant adoucie que par quelques amitiés qui restent, aujourd’hui encore, infiniment précieuses. Je me disais que le jour où je le ferais, la sénilité serait proche. Nul doute cependant que cette classe était un authentique « lieu d’excellence » — étiquette que l’on rencontre aujourd’hui à profusion dans les directives et les rapports ministériels, le plus souvent usurpée — rendu très stimulant par les maîtres exceptionnels qui nous dirigeaient, mais aussi par les condisciples que nous avions la chance de côtoyer et dont, pour ma part, j’ai énormément appris. De ces années, je retiens quelques moments forts ou cocasses, proprement inoubliables : Achille nous apprenant à prononcer « Prince you-djine » ; Rambaud, dans son premier cours, associant dans un même mouvement Marx, Michelet et Plutarque pour délimiter le territoire de l'historien ; Debidour lisant des passages de sa traduction des Oiseaux d’Aristophane, à la veille des vacances de Noël, dans une salle de cours plus obscure qu’une église, alors que la neige commençait à tomber derrière la vitre ; Pillard étreint par l’émotion à la lecture du passage de Tacite sur les vieux mercenaires des guerres de Germanie ; Lacroix énonçant d’un ton solennel, devant une liasse de très vieux papiers, comme une maxime d’orientation que n’importe qui pourrait faire sienne, « Il faut être contemporain de sa propre pensée »...

Depuis 1970, j’ai le bonheur de partager la vie d’Agnès Genty, historienne d’art et archéologue, aujourd’hui professeur à Paris-Nanterre, qui m’a appris que les textes ne pouvaient pas être séparés des images antiques, qui m’a enseigné l’ars memoriae, et que j’accompagne souvent l’été sur les champs de fouille d’Italie du Sud. Nous avons une fille, Sophie Guillemette, qui, après avoir songé à embrasser une carrière d’actrice, est devenue une avocate recherchée en droit du travail.