Yann Richard

 

Né dans un village de Bourgogne avec un prénom breton et un patronyme normand, nourri à l’école de la République, j’avais retiré de mes études secondaires et de ma lecture de Saint-John Perse l’idée que j’étais fait pour les lettres et rêvais d’écrire. Comme je n’étais pas mauvais en grec et latin, je me suis retrouvé au Lycée du Parc. L’hypokhâgne m’a au moins convaincu qu’on pouvait chercher à s’épanouir en dehors de la rue d’Ulm.

À la Faculté des Lettres, je m’imaginais une vocation d’apprendre l’art de penser aux lycéens d’une sous-préfecture. Jean Lacroix qui m’avait redressé d’une fausse image du monde a bientôt été détrôné par Henri Maldiney, un gourou qui a initié des générations de philosophes lyonnais à la lecture de Heidegger et à la contemplation des peintures de Cézanne. Grâce à lui, j’ai aussi fait un pas vers la linguistique. Mai 68 m’a couronné de diplômes inutiles acquis sans efforts.

Deux ans de coopération à Téhéran m’ont révélé que linguistique et métaphysique pouvaient conduire un assoiffé à de grandes ambitions. Une dernière tentative pour reprendre des études philosophiques à Tübingen a scellé ma carrière d’orientaliste et je me suis retrouvé thésard, projeté vers l’Iran à nouveau, plongé dans un pays qui commençait à frémir d’une grande révolution. La chance de ma vie dans un sens, bien que participer à ces deux ravages, Mai 68 et la Révolution islamique, ne suffise pas pour gagner la gloire. Mais, après 1979, les Occidentaux demandaient à comprendre et j’avais sans le vouloir quelques clés qu’on me réclamait ici ou là. J’ai expliqué le khomeynisme.

Mollalogue, j’ai fait depuis un peu mon autocritique, en reconnaissant que les aveuglements du peuple iranien, que j’avais partagés, avaient des raisons historiques plus profondes encore. Je suis devenu historien.

Plus que l’islamologie et les provocations du président Ahmadinejad, la poésie persane, mystique ou narrative m’attire vers cette culture dix fois séculaire. J’enseigne donc les « études iraniennes » à Paris, aux premières loges pour constater chaque jour la dégradation du système universitaire et la transformation du monde : la plupart de mes étudiants originaires d’Iran fuient l’irrationnel et cherchent, dans l’étude de leur culture, une identité perdue. Les amoureux cinglés d’origine européenne qui apprennent les langues exotiques pour une aventure au loin — spirituelle, économique, militaire, archéologique, conjugale — deviennent rares.

Amoureux ? je l’ai été maintes fois. Deux fois marié, père d’un ingénieur (ECP) à moitié iranien et d’une lycéenne qui jongle entre les langues et trépigne de n’être que française. Amoureux je le suis encore, j’aime les nuages, les nuages qui passent, les merveilleux nuages ! Mes enfants sont parisiens, je suis charollais, revenu à ma terre natale.

Quant à l’histoire, j’en ai découvert le module en 2009 lorsque j’ai revu l’instituteur que j’avais à Joncy : aujourd’hui retraité septuagénaire, il est venu commémorer le demi-siècle avec ses anciens élèves de la communale, dans l’école même où il avait fait sa première classe. Ce banquet incroyable dans le creuset de la culture républicaine m’a appris la distance qu’il y a entre cinquante années, donc, en doublant, la durée d’un siècle, un secret que tout historien recherche inconsciemment quand il fouille le passé.

Mon but pour le prochain demi-siècle, à part terminer les livres que j’ai déjà en chantier : garder l’ivresse et la faire partager. De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise !

Joncy, 2 février 2010, Yann Richard

Jalons :

1969 : Maîtrise de philosophie (Lyon) et licence de linguistique (Grenoble)

1970-72 : coopérant à Téhéran (enseigne le français)

1972-74 : boursier à Tübingen (persan classique, arabe, islamologie)

1974-75 : diplôme de persan de l’INALCO

1975-81 : pensionnaire scientifique à Téhéran, Institut Français de Recherche en Iran

1981 : chercheur au CNRS (séjours à UCLA en 1984, Oxford en 1987-88)

1992 : doctorat d’Etat

1993 : Sorbonne nouvelle (Paris 3) : professeur d’études iraniennes.

Principales publications :

-L’Islam chiite, croyances et idéologies (Paris, Fayard, 1991)

-L’Iran de 1800 à nos jours (Paris, Flammarion, 2009)

à Joncy avec Guy Maréchal

Post-scriptum posthume

Mon rôle de secrétaire exclusif de ce site de rencontres sénescentes me donne le privilège de compléter ma rédaction par ce qui expliquera sans doute mon obstination à organiser cette réunion : en réalité je suis déjà mort. Mort et rené, comme tout baptisé, oui, mais mort médicalement depuis que j’ai appris, il y a bientôt dix ans, que je suis atteint de sclérose latérale amyotrophique, une maladie habituellement mortelle en cinq ans. Je me suis fermement préparé à cette issue depuis, obligé déjà à renoncer au plaisir de la montagne et de la bicyclette et déprimé au point de songer à abréger mes jours. Ma survie, comme toute vie, est un miracle, dont je tire une louange permanente. J’ai l’impression, comme un ami iranien rescapé de tremblement de terre (Tabas, 1978) qui a perdu tous ses proches – et son bébé – en quelques minutes, d’être en sursis, d’avoir dérobé au destin les jours précieux que j’essaie d’occuper au mieux. Vivre à la campagne, loin du stress destructeur et vain, m’y aide puissamment. Rassurez-vous, j’ai vraiment l’intention de faire plus qu’un demi-siècle à venir, j’ai trop à faire ici-bas, trop à louer, tant de projets qu’une vie n’y suffira pas.