Pierre Cabotte

 

Pour conjurer le syndrome de la page blanche, je livrerai en vrac mes réactions à l’initiative de Yann.

Tout d’abord, elle vient à point nommé :

- ni trop précoce car le gâtisme ne nous guette pas encore mais ne saurait tarder, si l’on en croit les statistiques ;
- ni trop tardive car il fallait bien arriver à la retraite pour tirer un bilan complet de nos diverses activités professionnelles.

Je me garderai toutefois de retracer par le menu mon parcours personnel, somme toute fort modeste.

Je suivrai donc le postulat que j’ai vérifié au fil des ans depuis HK 65/66 : nous avons été des privilégiés par rapport aux générations précédentes et suivantes.

Quelle chance en effet de se dire les derniers témoins de l’internat ancienne formule avec dortoir et douches collectives, sanctions d’un autre âge (colle pour lit non fait !), cohabitation avec les « petites classes de lycée » ! Plus sérieusement, quel privilège d’avoir connu ces gloires de la 4ème voire 3ème République des Lettres que furent Jean Lacroix, Jean Pillard, Victor-Henry Debidour… gravés dans le tableau noir et que nous faisions resurgir à la craie lors des moments de détente !

Il se trouve que je fus leur collègue 2 ans plus tard, lorsque j’enseignai en tant que MA à une 6ème et une 5ème du Parc : mai 68 était passé par là mais le prestige de ces maîtres m’empêcha de traiter d’égal à égal avec eux : qui m’aurait « rendu si vain ? »

Pour en terminer avec ces murs vénérables et justifier mon assertion liminaire, je garde un excellent souvenir du stage de CPR suivi pendant un trimestre au Parc, aux côtés de Christian Lucotte et Gérard Collomb, en 1970/71 : une telle année décontractée ne pouvait perdurer lors des serrages de vis à venir.

Deuxième série de privilèges, ceux liés à la première affectation. Au lieu des purgatoires actuels dans des zones sensibles (euphémisme inconnu à l’époque), nous savions qu’un détour dans les académies déficitaires du Nord ou de l’Est serait de courte durée. Ensuite, pas de mutation inter-académiques en aveugle dont le sinistre Allègre a gratifié nos successeurs. Nous avons aussi tous pu témoigner jusqu’à la fin de notre carrière du temps béni où un certifié avait un service complet avec deux classes de 6ème en français.

Troisième faveur générationnelle : les humanités classiques étaient reconnues au point de constituer une épreuve facultative au BEPC et j’ai connu une classe de latin en 3ème maintenue avec 3 élèves. Même pour les « lettres modernes », les épreuves d’orthographe et de grammaire correspondaient à des exigences compatibles avec les horaires et la capacité d’écoute des élèves.

Petite mise au point avant de continuer. Certains de mes anciens condisciples doivent hâtivement conclure des lignes qui précèdent que je suis un réactionnaire patenté. Pourtant, j’ai milité syndicalement pour le collège unique et pour une vraie démocratisation de l’enseignement : l’ambition d’accueillir tous les élèves en collège et la majeure partie d’entre eux en lycée(s) est tout à fait légitime si l’on s’en donne les moyens.

Mais foin de profession de foi laïque et continuons dans l’évocation de nos chances « historiques ».

Parmi celles-ci, il y a eu les stages en formation continue, le travail en équipes librement choisies, les voyages scolaires en toute liberté, le contre-pouvoir reconnu des profs dans les CA ou les commissions paritaires.

Nous avons assisté à la résorption –certes imparfaite- de l’auxiliariat, à la construction d’établissements spacieux et bien équipés. Dans nos relations avec les parents, la confiance prévalait, du moins au début.

Pour continuer sur une touche exotique, notre génération a pu bénéficier de la politique des gouvernements successifs visant à promouvoir le rayonnement culturel de la France. Je suis sûr de trouver en avril nombre d’hypokhâgneux ayant fait, comme moi, des séjours ultra-marins. Les avantages (en congés, bonifications, salaires…)  auxquels ils donnaient droit sont de plus en plus réduits et les postes se font rares. J’admets volontiers que ces derniers pouvaient apparaître comme des survivances néo-coloniales mais, en Nouvelle-Calédonie par exemple, les métropolitains ont fait avancer les choses…

Enfin, pour ne pas lasser le lecteur, même  indulgent, je terminerai par la cerise sur le gâteau de ma fin de carrière : la CPA ancienne formule qui permet de réduire la voilure et de préparer, en douceur, l’état de retraité. Cette conquête de l’éphémère ministère du Temps Libre, en 1982, n’aura pas survécu à la vague du Travailler Plus qui finit par emporter nos ardentes aspirations de soixante-huitards.

Et voilà, le mot est lâché. Nous aurons connu ce début en fanfare que fut 68, avec tout ce qu’il charriait d’utopie et d’espoir pour ceux qui n’avaient même pas connu la guerre d’Algérie mais qui héritaient des « combats » récents de leurs aînés.

Oui, tout ce qui précède est un peu pompeux, j’en conviens, mais je voulais éviter à tout prix de me lamenter sur le temps perdu.

Y suis-je parvenu ? Vous me le direz quand nous jouerons ensemble au temps retrouvé.