Benoît Fauvergue

 


RETOUR


Benoît Fauvergue (par François Eymard)

« Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »

J’ai eu du mal en 1986 à admettre son suicide, puis à m’en remettre.

Benoît, c’était la passion du cinéma et des voitures. « Ah ! huit et demi ! » s’extasiait-il sur la… consommation d’une voiture. Il connaissait tout Fellini, et il reconnaissait, dans un film, une marque de voiture à un enjoliveur ou à un accoudoir. Passion d’Yeu aussi, et de sa micro-société proustienne.

Provocateur, ingénu ou faussement naïf, il ne laissait pas indifférent. L’indignation d’une étudiante lâchant : « Comment ? le petit merdeux, il est admissible ! » - l’avait ravi. On n’a jamais su la réaction du correcteur de sa dissertation sur Racine à l’agrégation. Elle tenait en un vers : « Et nous avons des nuits plus belles que vos jours. » J’ai trop longtemps cru à la comédie de l’homosexualité quand il la vivait comme une tragédie. Mais une tragédie burlesque, cocasse. Il ne fallait surtout pas s’apitoyer. Il adorait Erik Satie, Rimbaud, et la publicité pour les glaces Gervais. Et sa mère. Il n’avait pas son pareil « pour perdre royalement [son] temps » ou « se mettre dans de beaux draps » (dixit B. F.).


par J. Dumarest :

Benoît Fauvergue


De la classe de philo où nous étions condisciples au lycée d’Annecy, il ne me reste que peu de souvenirs de lui. Pour cette époque, Benoît Fauvergue est associé dans mon esprit à un dénommé Dr… dont je n’ai jamais eu la moindre nouvelle depuis, et qui avait un talent époustouflant pour les citations controuvées dont il parsemait ses dissertations, sans que jamais aucun correcteur y eût trouvé à redire. Les filles composaient une bonne moitié de la classe, et c’était une grande nouveauté de cette année-là : je crois que j’ai manifesté plus d’intérêt pour certaines d’entre elles que pour mon futur camarade d’hypokhâgne.

L’année suivante, en revanche, internes tous les deux au lycée du Parc, nous prenions le train de 19 heures 50, le dimanche soir, comme un grand nombre d’Annéciens étudiants à Grenoble ou à Lyon. Un des numéros favoris de Benoît consistait à sortir du compartiment, et, les yeux fermés, touchant les gens à leurs vêtements, au visage, aux cheveux, il criait très fort en avançant dans le couloir « Pardon, Monsieur, pardon Madame, ayez pitié d’un pauvre aveugle. » J’étais fasciné par son aplomb, par son culot, par ses dons de comédien, et j’étais plié de rire. Jamais je n’aurais été capable de faire la même chose.

En année de kharrés, nous avons été cothurnes. Cohabitation sereine. J’espère que je ne t’ai pas trop agacé, Benoît, avec mes taquineries peut-être un peu lourdes. En tout cas tu ne l’as pas manifesté.

Nous nous sommes revus après la khâgne. Tu m’as fait partager ton goût pour Rimbaud, en particulier les Illuminations : « Et au matin, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux villes splendides. » Tu étais familier de ce poète, tu m’as ouvert à certaines interprétations qui étaient encore fraîches et inédites : tu avais lu tel ou tel article de Faurisson. Ce dernier, à cette époque, se cantonnait à la littérature, il n’avait pas encore donné dans les abjectes aberrations qui l’ont irrémédiablement discrédité.

Je me rappelle notre conversation de juin 1972, à la terrasse d’un café de Vienne inondé de soleil, en fin d’après-midi. Je crois que nous étions les deux seuls de notre génération d’hypokhâgneux à avoir suivi la visite du chantier archéologique de Saint-Romain-en-Gal, visite organisée à l’occasion de la retraite de Pillard (je demande pardon aux autres camarades éventuellement présents en cette circonstance et que j’ai pu oublier). Là, nous avons parlé d’homosexualité, non pas de Gide, de Proust ou de Genet, mais tu m’as parlé de ton homosexualité, et cette conversation a été pour moi d’une très grande importance, elle m’a fait prendre conscience par contrecoup de certaines de mes inhibitions, de ma cécité plus ou moins volontaire par rapport à ces réalités. Je me suis souvent remémoré ce que tu m’as dit ce jour-là.

Je me rappelle ta visite à Tunis (en 75 ? en 76 ?), je nous revois sur le toit plat de la belle maison que j’occupais à Salammbô, juste en face du port punique. Le temps était splendide, mais tu n’étais pas en bon état, ni physique, ni moral, et je n’y pouvais rien. J’ai téléphoné à un ami médecin, mais tu as préféré reprendre le bateau pour Marseille dès le lendemain.

Nous nous sommes revus, deux ou trois ans plus tard, environ, une promenade en pédalo sur le lac d’Annecy : tu me parlais de la dureté de la société guadeloupéenne et de la manière dont tu entendais t’y insérer. Je sais que ton retour en France métropolitaine après la Guadeloupe a été difficile, à certains moments du moins, mais je pense à François Eymard et Jean-François Domenget qui seraient sans doute mieux placés que moi pour en parler, ils t’ont rendu visite, et plusieurs fois peut-être, dans le village du Berry où tu résidais, ils ont eu des contacts avec ta famille à une époque où je n’en avais plus, à cause de l’éloignement tout simplement.

Depuis que tu t’es « éclipsé », en mai ou juin 1986, je pense souvent à toi. Bien que nous ne nous fussions pas vus depuis plusieurs années, tu faisais partie de ces camarades qui comptent pour moi, et avec qui j’aime à faire le bilan de temps en temps. The rest is silence.


Jacques Dumarest, Swarthmore (Pennsylvanie), 14 février 2010.